INTRODUCTION : Baudelaire et les femmes. Voici l’une des plus belles questions que l’on puisse poser au sujet du poème “Les yeux des Pauvres”. Car, plus que le chant post-romantique d’un Baudelaire illuminé par les idées de 1848, c’est une élégie tragique sur l’incommunicabilité profonde de la conscience d’une femme avec celle d’un homme. Ah! vous voulez savoir pourquoi je vous hais aujourd’hui. Il vous sera sans doute moins facile de le comprendre qu’à moi de vous l’expliquer; car vous êtes, je crois, le plus bel exemple d’imperméabilité féminine qui se puisse rencontrer. Nous avions passé ensemble une longue journée qui m’avait paru courte. Nous nous étions bien promis que toutes nos pensées nous seraient communes à l’un et à l’autre, et que nos deux âmes désormais n’en feraient plus qu’une;—un rêve qui n’a rien d’original, après tout, si ce n’est que, rêvé par tous les hommes, il n’a été réalisé par aucun. 1) Baudelaire, suivant son habitude dans Le Spleen de Paris, se fait le peintre de la vie moderne et parisienne. Nous sommes en 1864, quand il fera paraître le poème dans le Figaro. Le Baron Hausmann a déjà fait peser sur Paris ses visions sonnantes et trébuchantes : Paris devient une ville neuve. Et cette nouveauté pour Baudelaire fait signe vers une décadence infernale et antique. Le soir, un peu fatiguée, vous voulûtes vous asseoir devant un café neuf qui formait le coin d’un boulevard neuf, encore tout plein de gravois et montrant déjà glorieusement ses splendeurs inachevées. Le café étincelait. Le gaz lui-même y déployait toute l’ardeur d’un début, et éclairait de toutes ses forces les murs aveuglants de blancheur, les nappes éblouissantes des miroirs, les ors des baguettes et des corniches, les pages aux joues rebondies traînés par les chiens en laisse, les dames riant au faucon perché sur leur poing, les nymphes et les déesses portant sur leur tête des fruits, des pâtés et du gibier, les Hébés et les Ganymèdes présentant à bras tendu la petite amphore à bavaroises ou l’obélisque bicolore des glaces panachées; toute l’histoire et toute la mythologie mises au service de la goinfrerie. 2) Si Baudelaire a été dégouté de la politique, il n’en demeure pas moins extrêmement sensible à la misère du monde, lui l’écorché vif, ne peut supporter les contradictions d’une société qui vend les idées de fraternité, d’égalité et de solidarité et qui, dans le même temps, donne à la pauvreté des spectacles cruels et insoupçonnés. Droit devant nous, sur la chaussée, était planté un brave homme d’une quarantaine d’années, au visage fatigué, à la barbe grisonnante, tenant d’une main un petit garçon et portant sur l’autre bras un petit être trop faible pour marcher. Il remplissait l’office de bonne et faisait prendre à ses enfants l’air du soir. Tous en guenilles. Ces trois visages étaient extraordinairement sérieux, et ces six yeux contemplaient fixement le café nouveau avec une admiration égale, mais nuancée diversement par l’âge. Les yeux du père disaient: «Que c’est beau! que c’est beau! on dirait que tout l’or du pauvre monde est venu se porter sur ces murs.»—Les yeux du petit garçon: «Que c’est beau! que c’est beau! mais c’est une maison où peuvent seuls entrer les gens qui ne sont pas comme nous.»—Quant aux yeux du plus petit, ils étaient trop fascinés pour exprimer autre chose qu’une joie stupide et profonde. 3) Oscar Wilde dira que la beauté est dans les yeux de celui qui regarde : Baudelaire est subjugué par le théâtre de cette famille de pauvres, elle-même fascinée par le théâtre du café – qu’il vient de décrire. Cette spirale l’envoûte : c’est leur rapport au beau qui les rend humain. Et c’est cette esthétique qui forgera l’art poétique de Baudelaire : faire du beau avec de la laideur. Les chansonniers disent que le plaisir rend l’âme bonne et amollit le coeur. La chanson avait raison ce soir-là, relativement à moi. Non seulement j’étais attendri par cette famille d’yeux, mais je me sentais un peu honteux de nos verres et de nos carafes, plus grands que notre soif. Je tournais mes regards vers les vôtres, cher amour, pour y lire ma pensée; je plongeais dans vos yeux si beaux et si bizarrement doux, dans vos yeux verts, habités par le Caprice et inspirés par la Lune, quand vous me dites: «Ces gens-là me sont insupportables avec leurs yeux ouverts comme des portes cochères! Ne pourriez-vous pas prier le maître du café de les éloigner d’ici?» Tant il est difficile de s’entendre, mon cher ange, et tant la pensée est incommunicable, même entre gens qui s’aiment! CCL : Jeanne Duval, puisqu’il faut la nommer, contrairement aux pauvres ne ressent rien en dehors du champ de sa propre subjectivité. Pure animalité. Désir aveugle et incarné. Allégorie vivante des sens qui n’ont plus de sens. Beauté monologique. Et Notre Baudelaire, éperdument amoureux ne comprend pas comment il peut porter tant d’amour à un être si contradictoire avec tout ce qu’il est lui. Ce sont là les charmes et mystères de l’amour. Amo quia absurdum est. Je t’aime parce que je t’aime. Je t’aime et il n’y a à cela aucune raison.
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