Le fou et la Vénus Introduction : “ Il n’existe que trois êtres respectables : le prêtre, le guerrier, le poète. Savoir, tuer et créer ” écrira Baudelaire en 1864. C’est le même homme, qui se promenant dans les rues et les squares de Paris pouvait s’extasier sur la douce Beauté de la nature, comme dans “Le Fou et la Vénus” agrégé au Spleen de Paris; et l’intolérable violence de l’Art. 1. Quelle admirable journée! Le vaste parc se pâme sous l’œil brûlant du soleil, comme la jeunesse sous la domination de l’Amour. L’extase universelle des choses ne s’exprime par aucun bruit; les eaux elles-mêmes sont comme endormies. Bien différente des fêtes humaines, c’est ici une orgie silencieuse. On dirait qu’une lumière toujours croissante fait de plus en plus étinceler les objets; que les fleurs excitées brûlent du désir de rivaliser avec l’azur du ciel par l’énergie de leurs couleurs, et que la chaleur, rendant visibles les parfums, les fait monter vers l’astre comme des fumées. Il n’y a pas de splendeur dans l’agora, ses bruits, ses mots, ses paroles. Les mouvements de foule. Ce qui plait au poète dans nature, c’est son inhumanité : la chaleur dangereuse – dont plus tard se souviendra un certain Camus dans L’Etranger; le reflet de l’onde; la profusion des sens. La puissance des odeurs. Leur force visuelle. L’évanouissement d’un spectacle qu’aucun théâtre ne peut concurrencer. Cette nature est sous le signe de l’excès. Comme insoutenable. Et l’Astre qui travaille la poésie depuis ses origines épiques, le Soleil, semble évaporer encore un peu plus l’humanité de cette scène : la beauté à l’état gazeux. Le poète se liquéfie au sens propre devant le Beau. Modifie sa structure atomique. 2. Cependant, dans cette jouissance universelle, j’ai aperçu un être affligé. Aux pieds d’une colossale Vénus, un de ces fous artificiels, un de ces bouffons volontaires chargés de faire rire les rois quand le Remords ou l’Ennui les obsède, affublé d’un costume éclatant et ridicule, coiffé de cornes et de sonnettes, tout ramassé contre le piédestal, lève des yeux pleins de larmes vers l’immortelle Déesse. Et ses yeux disent: – “Je suis le dernier et le plus solitaire des humains, privé d’amour et d’amitié, et bien inférieur en cela au plus imparfait des animaux. Cependant je suis fait, moi aussi, pour comprendre et sentir l’immortelle Beauté! Ah! Déesse! ayez pitié de ma tristesse et de mon délire!” Et là comme une apparition, au milieu de ce paradis terrestre surgit un spectacle étourdissant, celui du fou qui annonce la vérité – dont Nietzs che plus tard se souviendra dans sa Gaya Scienza. Le fou capable de hurler dans l’éther absurde et moderne de cette seconde moitié de siècle : de renvoyer les bonnes consciences à leur bêtise.Un de ces individus que la société transforme en fou par son simple regard, car l’évangile, la bonne parole, et le credo qu’il proclame est trop dur à écouter pour des oreilles humaines. “ Je suis bien inférieur en cela au plus imparfait des animaux”. Célébration de l’animalité perdue de l’homme. L’homme est un être déchu de ce qui le rendait fort : sa part bestiale – le reste n’est que bêtise. Pas de rousseauissme ici. Le poète est la figure la plus importante de la cité. Et la plus méprisée. 3. Mais l’implacable Vénus regarde au loin je ne sais quoi avec ses yeux de marbre. Au sang du poète, sa tristesse, son délire, sa mortalité répond le marbre, la glace, l’indifférence de la statue. Vénus ici n’est que l’expression la plus sauvage de la culture la plus scientifique qui soit. Celle qui ne parle que de lois, de chiffres, de raisons, d’équilibre et de proportions. Rimbaud se souviendra de son maître dans un magnifique sonnet caché par une sorte de conspiration pédagogique aux écoliers, Vénus Anadyomède, : “belle hideusement d’un ulcère à l’anus”. Rimbaud le potache fera de Venus une vieille courtisane tatouée sur les reins, fatiguée, flasque de ses chairs. Il crachera une bonne fois pour toute sur cette beauté positiviste et scientifique qui hante la civilisation européenne depuis Platon. Conclusion : Il est grand temps de célébrer la beauté baudelairienne : exit la science des corps et des forces. Place aux sentiments humains, l’horrible et le sublime, l’extase et le désespoir. Au malaise et à l’exaltation. La fièvre et la grande santé. La force et l’abandon de soi. Le luxe et la misère. Place à une beauté folle, mais vraie, celle du sourire d’un enfant et des pleurs d’une mère devant l’inéluctable savoir : nous sommes nés pour ne plus être. Allez vivre avec cette vérité là sans devenir fou.
Comentarios